Le crime a toujours de quoi surprendre, même un vieux singe à qui on ne la fait pas. Pas que l'inspecteur Colsould soit un de ces détectives clichés de films noirs désabusés, qui a tout vu et porte un imper beige en fumant un cigare. Il était gris, son imper et il avait depuis longtemps arrêté de fumer, le début de la fin pour sa silhouette qui se rotondissait de mois en mois. Enfin, quand on retrouve une victime de kidnapping dans le cas d'une arrestation pour le même genre de kidnapping, il y a de quoi se poser des questions. Bien sûr, qu'il arrive que les gens reproduisent sur d'autres ce qui les a traumatisés, mais le procédé prend normalement plus d'une semaine. La disparition du maçon avait été rapportée à la police par son lieu de travail après l'échec de leurs tentatives de le joindre lui, ou une personne de confiance, pendant plus de quatre jours. Un peu tard, mais c'est le problème avec les gens isolés, il n'y a personne pour s'en inquiéter. Mieux que rien, certains ne sont jamais même signalés, ce sont les propriétaires, qui ne recevant plus de loyer, finissent par remarquer la disparition. C'était un homme sans histoires, un ouvrier vivant peut-être légèrement au dessus de ses moyens, mais un bon vivant qui se complaisait dans sa vie sans histoire. Métro-boulot-dodo et un verre de temps-en-temps en fin de semaine, avec ses collègues. Ses hobbys se résumaient à un seul mot : voitures. La sienne était son temple et voir et apprécier d'autres modèles semblait le combler de joie, pour ne rien dire des courses automobiles dont il ne tarissait pas d'éloges. S'il était prédisposé pour un crime, l'inspecteur l'aurait plutôt imaginé dans ce domaine. Somme toute, il semblait fort différent de l'homme qu'ils avaient maintenant en détention. Deux agents lui étaient tombés dessus alors qu'il tentait de forcer un jeune homme à peine conscient à rester dans son véhicule. Un coup de chance, mais l'augmentations des disparitions ces derniers mois avait incité les forces de l'ordre à patrouiller davantage. La victime avait été injectée avec un tranquillisant à action rapide et peinait à se défendre, malgré son imposante carrure. Les médecins avaient confirmé que le dosage ne posait pas de risque et que la molécule était connue, bien que difficile à se procurer. Mais l'inspecteur n'avait pas encore fouillé cette piste. En tous cas, il n'en était pas à son coup d'essai. Seulement, rien ne le peignait autrement qu'en victime. La fouille de son domicile n'avait rien donné et les dates des disparitions ne collaient pas. S'il n'avait pas d'alibis pour toutes, il n'avait pas divergé de sa routine, rien de suspect, pas un retard. Strictement, ça n'empêchait pas qu'il soit coupable, évidemment, mais l'inspecteur n'y croyait pas. L'instinct se façonne avec les années. - Pourrais-je au moins avoir un siège plus confortable ? N'ai-je pas été assez coopératif ? Vous voudriez peut-être que je vous serve un thé ? Oh, je suis désolé, peut-être que je devrais vous demander de m'en apporter un, plutôt. Il se croyait malin, le bougre. Mais de comment il avait été décris, il n'avait pas ce genre d'attitude, encore moins avec des figures d'autorité. Il aurait dû être plus rustre et moins impertinent. L'inspecteur entra dans la pièce, avec en main un dictaphone plutôt qu'une tasse de thé. - Chaque chose en son temps, monsieur. Si c'est de l'eau qu'il vous faut, on vous en apportera, mais pour le thé, je suppose que si vous nous expliquiez un peu ce qui vous est passé par la tête, on pourrait être vous en apporter. La chaise fit un horrible raclement contre le sol alors que l'inspecteur prit place en face de l'homme, qui grimaça d'inconfort. - Pas la peine, mais si vous avez des questions, je suis toute ouïe. Un suspect qui invite à se faire interroger n'est jamais bon signe. Surtout quand il a été pris la main dans le sac. Cependant, les questions doivent bien être posées. La justice a besoin de réponses. L'inspecteur commença l'enregistrement et dit tout haut les formules d'usage pour que l'enregistrement soit plus simple à identifier. Enfin, il lança sa première question : - Pour commencer, si vous me disiez pourquoi vous avez disparu de la circulation, il y a huit jours ? Il répondit au tac au tac avec une désinvolture révoltante qui laissait penser qu'il affabulait. - Oh, très simple, j'ai été enlevé. Exactement comme vous m'avez pris en train de le faire. - Vous reconnaissez donc avoir tenté d'enlever monsieur Maisons le 18 ? Vous comprenez que vous êtes enregistré et que ça constitue un aveu utilisable au tribunal ? - Oui et à votre ton, je suppose que vous vous demandez si je suis en pleine possession de mes moyens. Je sais exactement ce que j'ai fait et je compte bien plaider coupable. Même si vous ne le pensez pas, je le suis, je n'ai même jamais été aussi lucide. - Ça sera au psy d'en juger, je suppose, moi j'ai ce qu'il me faut. Alors qu'il faisait mine d'arrêter l'enregistrement, le suspect l'interrompit : - Une seconde, je ne vous ai presque rien dit sur ma propre disparition, ça ne vous inquiète plus, soudain ? Effectivement, ça pouvait avoir son importance et si le suspect est bavard, autant le laisser s'incriminer. L'inspecteur, lui, serait payé la même chose qu'il reste assit à l'écouter ou qu'il retourne à ses papiers. - Comme je le disais, j'ai été enlevé moi-même. La même chose, tranquillisant, une voiture, dans une rue calme, le soir. Il y a encore la marque de l'injection sur mon épaule. Il jeta un bref regard à gauche pour indiquer laquelle. - Je me suis réveillé dans un appartement ordinaire, attaché à une chaise de bureau et bâillonné. J'étais paniqué, mais ça n'a pas duré. Vous voyez, mon ravisseur m'a placé un casque sur la tête, honnêtement, je crois que celui-là avait modifié un casque de vélo, c'était un brin ridicule. En tous cas, le casque était creusé de sillons et remplis de câbles, il y avait une petite pointe au niveau de la nuque. Ça vous dit quelque chose ? Effectivement, l'inspecteur se souvint d'un casque similaire dans l'appartement du maçon. Fait d'un casque de chantier, celui-là. Il n'y avait accordé aucune importance, il avait tout l'air d'un bricolage étrange, mais inoffensif. - Ce casque, couplé à un implant de ma... euh, je veux dire de notre... enfin, un implant... ce casque permet de faire une interface directe entre deux cerveaux. D'envoyer des quantités faramineuses d'information sans aucune barrière comme le langage ou les préjugés. Imaginez pouvoir envoyer l'intégralité de votre savoir directement dans la tête de qui vous le souhaitez et qu'il ne puisse pas en manquer une miette. Ça partait dans de la science-fiction, maintenant l'inspecteur se demandait déjà à quel psy il allait refiler la patate chaude. Cela dit, on parle facilement du syndrome de Stockholm, mais ça n'a normalement rien d'aussi radical, ni d'aussi rapide. Et bien qu'il ait eu tout le mal du monde à croire un traître mot de ces élucubrations, son interlocuteur lui semblait d'une sincérité toute désinvolte. Il donnait cette impression que l'idée même de mentir l'aurait ennuyé. Mais ce n'est pas parce qu'un homme est honnête qu'il n'est pas complètement dérangé. - Imaginez-vous, soudain, une vie entière de savoir s'est déversée dans ma tête, comme si c'était mon propre vécu, à marquer directement en mémoire à long terme. Une vie passée à courir après la connaissance , les désillusions, les découvertes,... toute une philosophie de vie que je n'aurais même pas pu envisager si on me l'avait expliquée avec des mots. D'autres auraient eu des objections réfléchies, basées un autre cadre moral ou d'autres conjectures, mais je n'avais rien de tout ça. Je ne voulais même pas penser, quelque part, je ne le veux toujours pas. Mais on m'a donné les questions, les raisonnements et les conclusions en un instant. L'inspecteur avait du mal à admettre que ça expliquerait au moins pourquoi le maçon s'exprimait si différemment du simple bon-vivant qu'on lui avait décrit. - À partir de là, j'ai arrêté de voir mon ravisseur comme tel. Je veux dire, je comprenais exactement ce qu'il faisait et pourquoi il est impératif de le faire. Il m'a d'ailleurs détaché et laissé partir. Nous n'avons même pas eu besoin de parler. Et je ne vous dirai rien à son sujet, avoir un de nous est plus qu'assez. Et voilà quelque chose qu'aucune victime de kidnapping ne dirait. Enfin, pas aussi rapidement. L'inspecteur céda un peu au délire de l'homme devant lui en posant la question qui lui poussait ses lèvres : - Et ce "nous", c'est vous et votre ravisseur ou y avait-il d'autres personnes ? - Dans l'appartement, ce n'était que nous deux, mais je ne suis pas le premier. Lui non plus d'ailleurs. J'hésite à appeler ça un collectif, nous ne sommes pas des Borgs, liés télépathiquement et assimilant tout ce que nous rencontrons. Nous sommes nombreux et soudés, mais nous sommes toujours des individus et certains ne se sont d'ailleurs pas vraiment joints à la cause, disons qu'ils sont juste des sympathisants. Je veux dire, si je vidais un seau de connaissances sur votre tête, aussi profondes puissent-elles être, vous n'iriez pas forcément jusqu'au bout du monde, même si vous savez que c'est important, si vous avez des enfants en bas-âge. Je ne sais même pas combien nous sommes exactement. Je ne peux qu... L'inspecteur l'interrompit : - Ce que vous me dites, c'est qu'il y a une énorme société secrète qui vous a recruté dans cette ville et qui prévoit quoi exactement ? Que ce soit vrai ou non, le policier espérait découvrir le motif qui l'avait amené à essayer d'enlever quelqu'un. Qu'il l'attribue à une secte ou à des extraterrestres, tant que c'était enregistré, ça servirait. Son interlocuteur réfléchit un peu avant de répondre avec un ton embarrassé : - Oui... et non. Je veux dire, ce n'était pas vraiment l'idée de garder ça secret. C'est d'ailleurs pour ça que je me permet de vous en parler. Une brève pause puis d'un ton légèrement triomphal : - Suffisamment d'entre nous sont maintenant informés pour que vous ne puissiez pas tout interrompre, même si vous le vouliez. Je n'ai qu'une estimation, mais je sais avec certitude que nous sommes déjà dans tout le pays, peut-être même dans plusieurs pays. Il rajusta sa position dans le modérément inconfortable siège du poste de police avant de se caresser pensivement la joue et la tempe, cherchant ses mots. - Avez-vous déjà voulu faire quelque chose, mais été stoppé simplement parce que vous deviez convaincre trop de gens de le faire avec vous ? Vous pourriez vous lever et aller nettoyer un coin de nature seul, maintenant. Mais si vous vouliez nettoyer toute une vallée, tout un pays, il faudrait rallier tellement de gens, peut-être combattre la bureaucratie ambiante. Est-ce que vous le feriez ? Sa question était évidemment rhétorique, il ne laissa pas le temps à l'inspecteur de répondre, il était maintenant débordant d'enthousiasme. - Ce que nous voulons, c'est du changement. Plus de changement que vous n'oseriez rêver d'en voir. Que la société humaine sorte de sa servitude et de son ignorance et essaye de refaire... un contrat social, de bonne foi, je suppose. On pourrait parler de révolution, mais une révolution comme il n'en a jamais été vu. Une révolution de milliers agissant comme un seul où tous sont à la fois les exécutants et possèdent la pleine conscience du cerveau de l'opération. L'inspecteur en avait assez entendu. Il n'avait pas envie d'entendre davantage du manifeste de ce détraqué. Il avait déliré assez longtemps. Il appuya sur le bouton de l'enregistreur et interrompit le suspect dans son exposé. La pause était finie et il était temps de retourner à la paperasse. ------------------------------- Colsould frappa du poing la table qui ne lui avait pourtant rien fait, quelque part pour exprimer sa frustration et quelque part, dans une vaine tentative d'effacer le sourire indélébile sur le visage du maçon. - C'est vous qui êtes derrière tout ça ! - Oui et non. Vous savez bien que je n'ai pas bougé d'ici. Enfin, d'entre vos mains, en tous cas. Mais oui, notre... mouvement est certainement passé à l'action. Je vous avait dis que vous ne pouviez déjà plus rien faire à son encontre. Ne vous en veuillez pas trop ! Ses mots étaient compatissants, mais le reste semblait se moquer de l'impuissance de l'inspecteur et de l'ensemble des forces de l'ordre d'ailleurs. En quelques heures à peine, tout l'appareil étatique s'était retrouvé décapité. Des ministres aux plus simples fonctionnaires, des supérieurs de l'armée, des commissaires de police aux agents de quartier, toutes les pièces qui faisaient effectivement tourner la machine au jour le jour s'étaient volatilisés. Les effectifs restants s'évertuaient à gérer la situation et éviter la panique. Certains des disparus avaient été enlevés, en plein jour, les témoignages affluaient de toutes part, tandis que d'autres s'étaient simplement volatilisés, probablement parce qu'ils avaient été recrutés par les coupables. Aucune alerte, aucun avertissement, aucun signe avant coureur pour un événement d'une ampleur qui devait ridiculiser le projet Manhattan. La seule piste à laquelle l'inspecteur avait pu se raccrocher était ce kidnappeur qu'il avait interrogé quelque jours plus tôt. - Dites-moi tout ce que vous savez ! Pour les deux derniers mots, sa voix se fit cassante. L'homme sembla inquiet un instant, comme si la détresse de l'inspecteur n'était pas au programme. Il essaya de se faire aussi rassurant qu'il le pouvait. - Tout ça est très temporaire... Nous ne voulons de mal à personne. Nos connaissances mises en commun nous ont permis... Euh... L'idée c'est d'arrêter brièvement le fonctionnement actuel de l'état sans le détruire. La majorité des gens sont bien intentionné, mais nous devons au moins mettre les choses en pause pour changer les règles... surtout de manière aussi radicale. - Et que va-t-il arriver à ceux que vous avez enlevés ? - On va les "informer", évidemment, c'est le plus simple et le plus rapide, pour qu'ils puissent participer à ce qui va suivre. S'ils s'y opposent, ils seront démis de leur fonction par la suite, mais c'est tout ! L'inspecteur le regardait de travers, comme s'il était personnellement responsable de tout ce qu'il se passait, comme s'il avait devant lui le cerveau de toute l'affaire. L'ouvrier commença a douter qu'expliquer leur démarche à qui que ce soit d'extérieur fut une bonne idée. Dans ce moment de chaos, bien peu de choses assuraient sa sûreté. Il n'osa pas demander si le policier était proche d'un des disparus, de peur de le faire craquer. Le silence s'installa dans la salle. ------------------------------- Il avait tenu à faire partie du public à l'intérieur de la salle où devait se tenir la première assemblée constituante. Les illuminés, comme on les appelait maintenant, avec toutes les connotations négatives que cela comporte, avaient adressé un message à tous les citoyens. Ils les avaient invités dans un stade de la capitale, temporairement emprunté pour en faire, selon eux, le parlement. Un parlement où il n'y aurait quasiment aucun dialogue. Divers experts et personnalités étaient conviés, non pour s'y exprimer, mais pour simplement s'asseoir et mettre un casque qui partagerait leur savoir avec tous ceux qui avaient été sélectionnés pour voter les textes finaux. Il avait été rendu très clair que le procédé était expérimental et irréversible. Une fois affublé de la connaissance de dizaines d'autres personnes, l'oublier serait une autre paire de manches. Toutefois, les places avaient été laissées à quiconque se porterait volontaires et illuminés ou pas, ils étaient maintenant rassemblés à la même table, affublés de leurs casques toujours ridicules, mais clairement assemblés avec soin et destinés à être vus, contrairement à ce qui avait servi à recruter la majorité des illuminés. La police et surtout l'armée avaient été dépêchés pour assurer le maintient de l'ordre et la sécurité était telle qu'un bâton de sucette n'aurait pas pu être glissé à l'intérieur s'il avait été interdit. Un premier expert s'assit dans la chaise qui leur était réservée, reliée de toute part à des machines et connectée à tous les autres participants. Quelques instant plus tard, le président de l'assemblée appela au vote. Unanime. Le tirage au sort venait d'être ajouté à la constitution. La politique était devenue un service temporaire plutôt qu'une carrière. En moins d'une minute.